L’histoire des sciences à portée de main

La force d’attraction des livres anciens

À KBR, le physicien Arno Keppens (Institut royal d’Aéronomie Spatiale de Belgique) a eu l’occasion de consulter une sélection d’imprimés rares et anciens en lien avec son domaine d’expertise. Lorsqu’on pense aux publications révolutionnaires de Copernic, Kepler ou Newton, on n’imagine pas forcément pouvoir les consulter à la bibliothèque nationale de Belgique. Et pourtant, KBR conserve de nombreux trésors y compris dans le domaine des sciences exactes.

Au quotidien, la gravité a des impacts aussi déterminants qu’insaisissables. Pourquoi gardons-nous les pieds sur terre ? La lumière est-elle également soumise à la gravité ? Pourquoi tout ce qui se trouve sur Terre tombe-t-il à la même vitesse, quelle que soit sa masse ? Les plus grands érudits de notre histoire se sont penchés sur cette attraction, d’apparence simple. Il n’est dès lors pas étonnant que les deux physiciens les plus célèbres, Isaac Newton et Albert Einstein, aient élaboré des théories révolutionnaires de la gravitation parmi les plus connues.

L’histoire à portée de main

Lorsque l’occasion m’a été donnée de feuilleter des ouvrages historiques originaux sur les théories de la gravitation, je n’ai pas hésité un seul instant. Bibliophile et amateur de bibliothèques, les réserves de KBR étaient pour moi comparables à une salle aux trésors. Heureusement, j’étais accompagné d’un guide qui m’a permis de découvrir les lieux sans m’y perdre. Les ouvrages précieux, pour lesquels j’étais là, ont été soigneusement préparés et étaient consultables sur des coussins appropriés.

« Beaucoup de lecteurs m’ont précédé pour consulter ces trésors et j’espère que beaucoup d’autres me suivront. Contrairement à ce que certains peuvent penser, KBR est aussi un lieu privilégié pour les spécialistes en sciences exactes. »

Arno Keppens, physicien

La collection d’Imprimés anciens et précieux de KBR conserve des livres pré-belge qui ont été édités à partir de l’invention de l’imprimerie en Europe (1450-1830), soit une impressionnante collection de près de 300 000 volumes. Ma sélection d’une douzaine de « classiques » de la physique était donc extrêmement modeste. Mais tenir en main et feuilleter les premiers imprimés vieux de plusieurs siècles et qui ont bouleversé le monde de l’époque était une expérience exaltante. Le monde anglo-saxon définit très justement ce ressenti par ces mots : « Holding History ». De plus, des notes inscrites sur les pages de titre ou dans les marges, vous permettent parfois d’imaginer l’histoire des lecteurs ou propriétaires de l’ouvrage.Beaucoup m’ont précédé pour consulter ces trésors et j’espère que beaucoup d’autres me suivront. Contrairement à ce que certains peuvent penser, KBR est aussi un lieu privilégié pour les spécialistes en sciences exactes.

Selon certains historiens, la Renaissance commence avec la publication de trois livres influents, en moins de deux ans (1543-1545) : l’Artis Magnae de Cardano sur le « grand art » de l’algèbre tel que développé par les Arabes, le De Humani Corporis Fabrica de Vésale, né à Bruxelles, qui assimile le corps humain à celui des (autres) animaux, et le De Revolutionibus Orbium Coelestium (Des révolutions des sphères célestes) de Copernic qui place, non plus la Terre, mais le Soleil au centre de l’univers. Trois « gifles » à l’égard de l’ordre établi qui préfère s’accrocher aux dogmes religieux afin de préserver son pouvoir.

Les classiques de la physique sélectionnés par Arno Keppens

Les sphères célestes de Copernic

Mes investigations à KBR commencent par l’œuvre du Prussien, Nicolas Copernic. Il n’est pas le premier à proposer une vision héliocentrique (la Terre tournant autour du Soleil) du monde. Le Grec Aristarque de Samos l’avait déjà fait avant lui (vers 250 av. J.-C. !) sur base de ses propres observations. Sa théorie a cependant été rejetée par des intellectuels plus importants tels qu’Aristote et plus tard Ptolémée, plus en phase avec les préceptes religieux dominants du moment. Mais, sur base de nouvelles observations, la réintroduction de l’héliocentrisme en Occident conduira à ce que l’on appellera, dans l’histoire des sciences, la « révolution copernicienne ».

L’aspect innovant du De Revolutionibus est la représentation de l’univers sous forme de sept sphères concentriques dont le Soleil immobile en son centre, les étoiles se situant dans la sphère extérieure. Les planètes (connues à l’époque) se déplacent autour du Soleil sur les six autres sphères de Mercure, Vénus, la Terre, Mars, Jupiter et Saturne. Une huitième petite sphère maintient la Lune en orbite autour de la Terre. Selon Copernic, le mouvement des étoiles est causé par la rotation de la Terre autour de son axe. Bien que cette vision du monde offre de nombreuses explications simples, Copernic toujours considère les orbites planétaires comme des cercles parfaits et a donc encore besoin d’épicycles (une orbite imposée sur une autre) pour expliquer le mouvement planétaire observé…

Les lois de Kepler

C’est l’Allemand Johannes Kepler qui, principalement sur base des données de mesure recueillies par l’astronome danois Tycho Brahe sur notre système solaire, libère la philosophie de la nature de ses épicycles artificiels. Pour ce faire, il doit toutefois supposer, malgré lui, que les planètes se déplacent sur des orbites elliptiques plutôt que circulaires. Cela aboutit à la formulation par Kepler de trois lois mathématiques concernant le mouvement planétaire, publiées dans ses « Astronomia Nova seu Physica Coelestis » (Nouvelle astronomie ou physique céleste, 1609) et « Harmonice Mundi » (Harmonie mondiale, 1619). Ces formules sont connues sous le nom de « lois de Kepler ».

Pour compenser quelque peu leurs orbites elliptiques « non naturelles », Kepler met tout en œuvre pour démontrer que les planètes sont à des distances du Soleil qui suivent un ordre (selon lui) « naturel » et strictement mathématique. Pour ce faire, il utilise les propriétés des polyèdres réguliers et des harmonies sonores (d’où le titre «Harmonie mondiale»). Aujourd’hui, nous savons que ses tentatives multiples aboutiront à des résultats peu convaincants.

Dialogo sopra i due Massimi Sistemi del Mondo Tolemaico e Copernicano

Les observations de Galilée

Aussi étonnant que cela puisse paraître, la révolution copernicienne ne connaîtra son apogée que près d’un siècle après la publication du « De Revolutionibus ». Galileo Galilei, plus encore que Kepler, en sera l’instigateur. En 1632, son « Dialogo sopra i due Massimi Sistemi del Mondo Tolemaico e Copernicano » paraît en Italie. L’ouvrage est publié en italien afin de plaire aux dirigeants politiques et au public (local) le plus large possible. Avec ce « dialogue sur les systèmes mondiaux de Ptolémée et de Copernic » plutôt accessible, Galilée veut convaincre le lecteur non initié de l’héliocentrisme, qu’il confirme sur base de ses propres constatations.

Depuis le toit-terrasse de sa villa « Il Gioiello » (Le Joyau) située sur les collines de Florence, Galilée observe le ciel nocturne grâce à sa lunette astronomique. Aujourd’hui, cet endroit appartient à l’État italien et peut être visité. Bien que le mobilier d’origine ait disparu, entrer dans les pièces de cette maison quadricentenaire, et plus particulièrement le bureau et la terrasse de Galilée, a quelque chose de magique.

Subtilement présenté et pourtant condamné

Comme le montre parfaitement la gravure de titre du « Dialogo », le livre traite d’un dialogue fictif qui s’articule entre trois personnages : Salviati – le sauveur – défenseur des idées de Copernic et de Galilée, Sagredo – l’ordonné – laïc éclairé sans a priori et Simplicio – le simple – qui adhère à la vision traditionnelle de Ptolémée et d’Aristote. En présentant de cette manière ses arguments en faveur de l’héliocentrisme, Galilée tente d’éviter toute condamnation par l’Église, en vain. L’Inquisition contraint Galilée à réprimer ses idées et son livre est mis à l’Index Librorum Prohibitorum (liste des livres interdits). À l’issue de son procès, il aurait prononcé devant les juges cette phrase désormais célèbre: « E pur si muove » (Et pourtant elle se meut) faisant référence à la Terre…

Descartes : bon sens et théorie des tourbillons

À peine cinq ans après la publication du « Dialogo » de Galilée, René Descartes provoque la polémique en France. Cartesius, son pseudonyme latinisé, renvoie au repère cartésien. Le « Discours de la Méthode pour bien conduire sa raison, et chercher la vérité dans les sciences » de Descartes (1637) est un ouvrage accessible et profond, écrit en langue vernaculaire, qui promeut la pensée scientifique. Il n’est donc pas surprenant que ce livre finisse également sur la liste des ouvrages interdits par l’Église. Descartes ouvre son Discours par une phrase proverbiale, non dénuée d‘une pointe d’ironie : « Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée : car chacun pense en être si bien pourvu, que ceux même qui sont les plus difficiles à contenter en toute autre chose n’ont point coutume d’en désirer plus qu’ils en ont ». Plus célèbre encore est le credo qui suit : « Je pense, donc je suis ». Sur base de son « doute méthodique », Descartes arrive à la conclusion dualiste qu’il ne peut être sûr d’avoir un corps mais qu’il a bien un esprit.

Descartes ne développe pas sa théorie de la gravitation dans son « Discours » mais dans son « Traité du Monde et de la lumière » écrit à partir de 1630. Il renonce toutefois à la publication de cet ouvrage lorsqu’il apprend la condamnation de Galilée. La théorie dite des tourbillons cartésiens ne sera donc connue du monde qu’à titre posthume, en 1664 : un « éther » tourbillonnant (à l’époque, un milieu omniprésent) explique comment les planètes maintiennent leur orbite. Le concept d’éther sera définitivement démystifié par Einstein mais l’idée de Descartes de l’existence de « tourbillons » omniprésents annonce déjà les théories modernes des champs.

Vers une force gravitationnelle universelle

Seules deux décennies séparent la parution du « Traité » de Descartes et le célèbre « Principia » de Newton (1687). Durant cette période, Isaac Newton gravit les échelons du monde scientifique à commencer par une anecdote devenue célèbre, celle de la pomme. Lors de l’épidémie de peste de 1666, Newton doit interrompre ses études à Cambridge et retourner dans la ferme familiale. Assis dans le verger, une pomme tombe d’un arbre. Newton en déduit que la force qui attire la pomme au sol est la même que celle qui maintient la Lune en orbite autour de la Terre. Cette application d’une loi de force identique aux phénomènes « célestes » et « terrestres » marque une rupture profonde avec les idées bimillénaires des anciens philosophes de la nature.

Philosphiae Naturalis Principia Mathematica

Le concept de «gravitation universelle » est élaboré par Newton dans son « Philosphiae Naturalis Principia Mathematica » (Principes mathématiques de la philosophie naturelle, ou plus brièvement « Principia Mathematica » ou « Principia »), qui est toujours considéré aujourd’hui comme l’une des publications scientifiques les plus influentes de tous les temps. La première partie est une longue préface dans laquelle Newton conteste, entre autres, la théorie de l’éther et des tourbillons cartésiens. S’ensuivent deux textes contenant toute une série de définitions et axiomes tels que les lois du mouvement de la mécanique classique. Ce n’est que dans la troisième et dernière partie que Newton déduit, à partir des lois de Kepler, la force gravitationnelle entre deux planètes de notre système solaire, pour ensuite généraliser le résultat à chaque paire de masses.

Le génie de Newton s’exprime dans la figure mathématique bien connue qu’il ajoute (seulement à partir de la deuxième édition). Puisque, selon Newton, la Lune est toujours attirée vers la Terre, un boulet de canon (terrestre) qui est tiré à une vitesse suffisante devrait également se retrouver en orbite autour de la Terre (céleste). Newton teste l’exactitude de cette hypothèse en comparant l’accélération centripète de la Lune avec l’accélération gravitationnelle des objets proches de la surface de la Terre.

La révolution scientifique

Newton aurait terminé ses « Principia » originaux, contenant des milliers de pages manuscrites, en travaillant jour et nuit pendant deux ans. Et bien qu’en formulant ses théories physiques, il ait développé un nouveau domaine de mathématiques (calcul différentiel et intégral), dans les « Principia », il utilise presque exclusivement des preuves géométriques qui sont aujourd’hui compréhensibles par l’étudiant moyen. Newton a dès lors joué un rôle majeur dans ce que nous appelons la révolution scientifique. Dans le domaine des sciences naturelles, il est maintenant évident de combiner la modélisation mathématique et les tests expérimentaux. Cette innovation peut lui être attribuée bien que Francis Bacon, Galileo Galilei et Blaise Pascal aient effectué un travail préparatoire non négligeable. Finalement, cette révolution scientifique conduit à l’intégration de la philosophie naturelle classique dans les sciences naturelles contemporaines, qui sont toujours pratiquées selon la méthode scientifique généralement acceptée.

Il faudra attendre plus d’un siècle pour que quelqu’un réussisse à appliquer à grande échelle et à élargir la science physique de Newton. Il s’agit du Français Pierre-Simon Laplace. Son “Traité de Mécanique Céleste” (publié entre 1798 et 1825) en cinq volumes est un ouvrage majeur qui réunit et développe toutes les mécaniques célestes connues à cette époque. Les principales ambitions de Laplace sont annoncées dès les premières et mémorables phrases de son traité : “Newton publia, vers la fin du dernier siècle, la découverte de la pesanteur universelle. Depuis cette époque, les géomètres sont parvenus à ramener à cette grande loi de la nature, tous les phénomènes connus du système du monde, et à donner ainsi aux théories et aux tables astronomiques, une précision inespérée. Je me propose de présenter sous un même point de vue, ces théories éparses dans un grand nombre d’ouvrages, et dont l’ensemble embrassant tous les résultats de la gravitation universelle, sur l’équilibre et sur les mouvements des corps solides et fluides qui composent le système solaire et les systèmes semblables répandus dans l’immensité des cieux, forme la mécanique céleste.”

Même Napoléon semble impressionné par le « Traité » de Laplace mais se demande comment quelqu’un peut écrire un ouvrage d’une telle profondeur sur l’univers sans en mentionner son créateur, Dieu. Laplace lui répond : « Je n’avais pas besoin de cette hypothèse. » Pour la première fois dans l’histoire, la science est considérée comme une étude de la nature qui peut (ou devrait) être séparée de l’existence de(s) Dieu(x).

Cela nous amène à la fin de ce florilège autour de la littérature gravitationnelle pré-belge. Compte tenu de son importance dans notre compréhension actuelle de la gravité, je voudrais encore mentionner Albert Einstein. Pendant la rédaction de cet article, j’ai lu la biographie détaillée d’Einstein par Walter Isaacson (2007). Einstein est à l’origine d’un autre changement de paradigme en physique et aborde la gravitation d’une manière complètement différente de ses prédécesseurs. Selon la théorie générale de la relativité, la gravité est une force causée par la courbure de l’espace-temps à quatre dimensions, en raison de la masse qui y est présente. Les mathématiques requises ne sont pas forcément accessibles aux profanes mais Einstein fait une première tentative de vulgarisation – toujours très appréciée de nos jours – dans son ouvrage « Relativity: The Special and General Theory » (1916).

La quête du Graal

Le modèle explicatif de la gravitation d’Einstein conduit à des résultats plus précis que la loi de la gravitation de Newton, y compris sur la déviation de la lumière (qui est en effet soumise à la gravité). Pourtant, les recherches sur la gravitation restent inachevées. Le Saint Graal de la physique (théorique) contemporaine serait de combler l’écart entre la théorie de la relativité générale d’Einstein et les lois de la mécanique quantique. Cet exemple illustre parfaitement le fait que les idées scientifiques évoluent constamment, parfois même à pas de géant, mais que les recherches ne sont jamais terminées. À suivre donc, mais pour ceux qui le souhaitent, les bases sont disponibles à KBR…

Qui est Arno Keppens ?

Arno Keppens est collaborateur scientifique à l’Institut royal d’Aéronomie Spatiale de Belgique, du Pôle Espace à Uccle et écrivain scientifique.

Livre cherche scientifique pour relation durable

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